CHAPITRE III

Harold Perkins trouva qu’Olga Kerounine était bien séduisante. Mais il ne s’abîma pas dans les délices d’un premier amour au point d’oublier la mission qui lui avait été confiée. Et il fut pris d’une terrible inquiétude quand la « Lune Rouge » lança son S.O.S.

 

Durant les journées qui suivirent, l’émotion suscitée par la catastrophe survenue à Moscou se calma. Il n’y avait pas eu de nouvelles « avalanches de météorites », et les gens » du pôle à l’équateur et de l’orient à l’occident, s’étaient remis à regarder le ciel sans trop d’inquiétude.

Il y eut même de grandes explosions de joie. La conférence américano-soviétique prévue pour le 15 janvier 1965 avait eu lieu comme convenu. Les Russes avaient fait savoir que ce qui s’était produit chez eux n’était pas une raison pour qu’on ajournât la date fixée. Golgorine en personne s’était rendu à Washington, où il avait été l’objet de l’accueil le plus chaleureux. Et les choses n’avaient pas traîné.

Vingt-quatre heures plus tard, tous les peuples de la terre avaient appris avec un profond soulagement qu’un accord avait été signé, et qu’il comportait des clauses telles que la paix était désormais assurée d’une façon ferme et durable. On allait entrer dans une ère de prospérité générale sans précédent. De nouvelles déclarations furent lancées sur les ondes par les hommes d’État des deux pays. Elles étaient empreintes d’une amitié réciproque qui s’exprimait en termes vigoureux. On y relevait une seconde allusion aux « faits nouveaux » dont il avait été déjà question. « Il s’agit, disaient en substance les porte-paroles américains et russes, de découvertes scientifiques d’une portée incalculable, sur lesquelles il serait pour le moment inopportun de faire des révélations précises, mais à la mise au point desquelles nos deux pays travaillent en commun. »

Cette déclaration réveilla des doutes quant aux « météorites », et l’on pensa de nouveau qu’il avait pu s’agir d’une catastrophe provoquée involontairement. Mais on se disait que désormais les savants se montreraient plus prudents et qu’il n’y avait certainement plus grand chose à craindre.

De grandes fêtes furent organisées dans tous les pays du monde. Ce n’étaient partout que réjouissances, défilés, banquets, feux d’artifice. Une magnifique allégresse envahissait tous les esprits.

Dans son P.C. de Toptown, John Clark lisait les journaux qui relataient avec enthousiasme ces manifestations et hochait la tête. Il disait à son frère, qui venait de temps à autre passer un instant de détente auprès de lui.

— Les malheureux ! Ils ne savent pas qu’ils dansent sur un volcan ! J’espère qu’il n’y aura pas un réveil brutal avant que tout soit prêt pour faire face au péril qui nous menace. Mac Vendish me disait il y a un instant que le président Blend avait l’intention, dès que les écrans protecteurs seront en place, de faire, conjointement avec la Russie, une proclamation qui s’adressera à l’ensemble de l’humanité et dans laquelle il révélera la véritable situation. Il ne serait pas bon en effet que l’espèce humaine s’endormît trop longtemps dans une douce quiétude.

— Ce sera une douche froide, fit Ralph, mais une douche nécessaire. Toutefois je crains bien qu’il ne faille quelques jours de plus que ne l’avait supposé Gram pour établir nos écrans. Gram m’a fait part lui-même ce matin de son inquiétude à ce sujet.

— C’est fâcheux. Pour ma part je ne vis plus. Je compte les minutes. Je m’attends à tout moment à recevoir un message de la « Petite Lune » annonçant des passages de soucoupes.

— Bah ! espérons, fit Ralph.

Un bourdonnement léger se fit entendre. John mit sur sa tête un casque d’écoute.

— C’est Golgoringrad, fit-il. C’est Harbine, mon collègue de là-bas.

John écouta ce qu’on lui disait à travers l’immensité des terres et des mers. Ralph vit tout à coup son visage s’épanouir.

John remercia son interlocuteur et quitta son casque.

— Une bonne nouvelle. Ralph, fit-il. Harbine vient de me faire savoir qu’on avait retrouvés sains et saufs le père et la sœur de Vera. Ils sont installés dans un logis de fortune à cinquante kilomètres de Moscou, dans un village qui s’appelle Lermiew.

— Je file prévenir Vera !

Ralph courut jusqu’au laboratoire où travaillait Vera Kerounine.

— Vera, mon amour, lui cria-t-il, ton père et ta sœur sont sauvés !

Il vit le visage de la jeune femme s’éclairer. Un lumineux sourire se forma sur ses joues, sur ses lèvres, dans ses yeux.

— Ah ! Ralph, dit-elle, que je suis heureuse ! Tu m’enlèves de la poitrine un poids immense. Je ne vivais plus. Même l’idée que nous allons nous marier dans deux jours ne parvenait pas à m’apaiser l’esprit. Tu sais pourtant si je t’aime. Mais j’aime aussi de tout cœur ma jeune sœur et mon père. Maintenant notre mariage sera une fête magnifique. Je regrette seulement qu’ils ne puissent pas être là pour voir notre bonheur. Enfin, ils sont vivants, et c’est l’essentiel.

Ralph la prit tendrement entre ses bras.

Ils étaient encore dans cette attitude lorsque la porte s’ouvrit brusquement.

— Hé ! hé ! fit une voix joyeuse, je dérange les tourtereaux !

C’était Harold Perkins, le jeune adjoint du professeur Gram.

— Nous venons d’apprendre, lui dit Ralph, que le père et la sœur de Vera sont vivants, et nous nous en réjouissions.

— Vous vous en réjouissiez d’une façon très éloquente, en effet. Mais j’en suis heureux pour vous. C’est là une excellente nouvelle. Quant à moi, je venais vous faire mes adieux.

— Vous partez ? demanda Ralph.

— Oui. Je pars dans un instant. Le professeur Gram vient de me charger d’une mission de confiance. Je vais installer un des postes de base qui serviront à l’établissement des écrans protecteurs.

— Où ça ?

— En Russie, près de Moscou. Je pars avec Brodine.

— Près de Moscou ? s’écria Vera quand Ralph eut traduit ce que disait le jeune homme. Mais dans ce cas, quand vous serez là-bas, mettez-vous aussitôt en rapport avec mon père et ma sœur. Ils sont à Lermiew. Ils vous offriront l’hospitalité. Vous savez que mon père est professeur de physique atomique à l’université de Moscou. Et ma jeune sœur Olga, qui marche sur mes traces, est une spécialiste des radiations cosmiques. Elle pourra même vous être très utile dans vos travaux.

Ralph traduisit ce que venait de dire Vera.

— O.K., fit Harold. Je ne manquerai pas d’aller les voir.

— Dis-lui qu’il les embrasse pour moi, reprit Vera en s’adressant à Ralph, qui traduisit aussitôt.

— Je n’y manquerai pas non plus, dit Harold. Mais je file. L’avion qui nous emmène part dans dix minutes.

*

* *

Harold Perkins n’aurait pas cédé sa place pour un empire lorsqu’il monta dans l’avion – un des avions atomiques russes qui faisaient la navette entre Toptown et Golgoringrad – à bord duquel il allait se rendre à Moscou.

Harold aimait les voyages et les aventures, et pendant de longs mois il s’était morfondu au poste d’observation S.24, dans un coin perdu de l’Arizona, où il n’avait eu pour compagnon que son chef Fidgins, un brave homme, mais qui n’était pas drôle tous les jours. Harold était un grand gaillard un peu dégingandé, orné d’une tignasse blonde qui tirait quelque peu sur le roux. Il avait un air affable et de grands yeux bleus. Il ne s’étonnait jamais de rien. Lorsqu’une soucoupe volante était tombée tout près du poste S.24, il avait eu l’air de trouver cela tout naturel, tant il était habitué à vivre dans les temps futurs grâce aux romans de science fiction dont il était un lecteur assidu et enthousiaste. C’était lui qui avait découvert qu’un des hublots de la soucoupe n’était autre qu’une lentille servant au rechargement des sphères métalliques. C’était lui qui avait révélé la présence, entre deux cloisons métalliques, de la grande lentille utilisée pour le rechargement de la grosse sphère centrale servant d’élément moteur à la soucoupe. Le professeur Gram l’estimait et l’aimait beaucoup et n’avait pas hésité à lui confier, malgré son jeune âge – il n’avait que vingt-quatre ans – une mission particulièrement délicate.

L’avion décolla et fila vers l’est à une vitesse vertigineuse. Pendant tout le trajet, Harold ne cessa de bavarder avec son compagnon, le savant atomique russe Brodine, un homme de trente ans, brun, cordial, subtil, qui avait accompagné Vera et Ralph dans leur fuite après l’exécution de Pechkoff, et qui maintenant rentrait dans son pays avec tous les honneurs dus à sa clairvoyance. Les deux hommes s’étaient déjà liés d’amitié au cours des journées précédentes.

Brodine avait un vieux fonds de philosophie.

— Le destin est bien étrange, disait-il. Au lieu de nous heurter et de travailler les uns contre les autres, voici que nous sommes côte à côte, associés à une même tâche. Et je m’en félicite, car j’ai toujours souhaité de toutes mes forces la paix entre les hommes. Mais l’espèce humaine est bien bizarre. Je suis convaincu que nous aurions fini, les uns ou les autres, par faire des folies si les Martiens n’étaient pas venus pour nous ouvrir les yeux sur le fait que nous sommes solidaires. J’espère que la leçon servira dans l’avenir, quand nous aurons écarté de nous le péril martien, ce qui n’est malheureusement pas encore une chose faite.

Harold opinait gravement. Puis ils parlèrent du travail qui les attendait. Le temps s’écoulait rapidement. Ils allaient plus vite que la rotation de la terre. Ils étaient partis à six heures du soir et quand ils atteignirent la Russie, bien qu’ils n’eussent guère volé que pendant deux heures et demie, il y faisait déjà grand jour. Ils survolèrent Moscou. Ils constatèrent que si la ville portait d’affreuses balafres, elle était loin d’être complètement anéantie. Une foule énorme s’affairait parmi les décombres.

— Que tout cela est triste, dit Brodine, plus ému qu’il n’en avait l’air. Et dire que le même sort attend peut-être des tas d’autres villes sur notre planète !

Ils atterrirent sur un champ d’aviation fort bien aménagé. Une auto les attendait, et les emmena à quelques kilomètres de là, dans un lieu assez désert où déjà étaient rassemblés la plupart des matériaux dont ils auraient besoin. Ils en furent très satisfaits. Quelques maigres baraquements, destinés à les abriter, avaient été édifiés à la hâte. Ils tirèrent de leurs serviettes les plans qu’ils avaient élaborés à Toptown et qui avaient été supervisés par le professeur Gram, et ils se mirent aussitôt au travail. Un ingénieur venu de Golgoringrad était déjà sur place, mais on les avait prévenus qu’il ignorait quel était le but véritable de l’installation qu’ils allaient mettre sur pied. On lui avait simplement dit qu’elle servirait à des expériences menées en collaboration avec la « Lune Rouge ». L’ingénieur n’était d’ailleurs chargé que de certaines réalisations de détail et de la direction du personnel ouvrier. Il ne s’étonna pas de voir qu’un Américain accompagnait Brodine. Il avait déjà vu d’autres Américains à Golgoringrad, les jours précédents, ce qui était dans la ligne des accords conclus.

Il s’agissait d’édifier en un temps record plusieurs centrales dotées d’appareils spéciaux, et de dresser un certain nombre de grands pylônes.

Les deux savants furent si absorbés par leur travail qu’ils en oublièrent l’heure du déjeuner. Ils ne prirent qu’un repas hâtif lorsque la nuit allait tomber. Et ils se remirent à la besogne à la lueur de projecteurs. Tous les ouvriers travaillaient avec zèle. Des équipes de roulement avaient été prévues, afin que la tâche se poursuivît de jour et de nuit sans discontinuer. Harold et Brodine agissaient sur un pied de parfaite égalité, ainsi qu’il avait été convenu avant leur départ, et il n’y eut pas entre eux la moindre anicroche, car ils étaient toujours d’accord en tous points. Cette nuit-là, ils dormirent peu, mais à poings fermés.

Le lendemain, comme ils venaient de reprendre leur tâche, Harold s’écria brusquement :

— Au fait, j’avais promis à Vera Kerounine d’aller voir sa sœur et son père.

— Moi aussi, je le lui avais promis, fit Brodine, mais je l’avais complètement oublié. Vous savez qu’Olga Kerounine pourrait nous être très utile ici.

— Tâchez donc de savoir où ils sont, car j’ai oublié le nom du village que Vera m’a donné. Cela vous sera plus facile qu’à moi.

— Je vais téléphoner à Golgoringrad, où on a certainement le renseignement.

Brodine se dirigea vers le poste radiophonique. Il en revint quelques instants plus tard et dit à son compagnon.

— Ils sont tout près d’ici, à Lermiew, un petit village qui n’est qu’à deux kilomètres. C’est une chance. Nous y ferons un saut ce soir à l’heure du dîner.

La journée s’écoula rapidement, marquée, comme la précédente, par une activité fébrile. À chaque instant surgissaient de petites difficultés de détail qu’il fallait résoudre. Il était près de neuf heures du soir quand les deux savants décidèrent de s’offrir un moment de détente. Ils avaient donné des ordres précis pour les travaux de nuit, et pouvaient se payer le luxe de ne pas paraître sur les chantiers avant le lendemain matin.

Ils sautèrent dans leur voiture et gagnèrent Lermiew, un assez pauvre village, où les maisons avaient des toits de chaume. Ils n’eurent pas grand mal à découvrir le professeur et sa fille. Ceux-ci logeaient, près de la maison commune, dans un bâtiment assez coquet qui abritait habituellement le directeur du kolkhoze local.

Quand Olga Kerounine et son père surent d’où ils venaient, et qu’ils venaient de la part de Vera, ce fut un joyeux concert d’exclamations.

Harold fut frappé par la ressemblance qu’il y avait entre la jeune fille et sa sœur. Mais Olga semblait plus enjouée et plus rieuse que Vera – sans doute parce qu’elle était plus jeune. Elle regardait avec de grands yeux le jeune Américain, et comme elle parlait l’anglais, une conversation put s’engager entre eux. Le professeur, lui aussi, bien qu’il parlât mal cette langue, la comprenait à peu près.

— Je dois vous dire, fit Harod, que j’ai été chargé par Vera de vous embrasser tous les deux.

— Eh bien, fit le professeur en lui tendant les bras, exécutez-vous, mon cher hôte.

Harold embrassa d’abord le professeur. Puis quand il se tourna vers Olga, il s’aperçut que celle-ci rougissait. Il accomplit sa mission qu’il jugea particulièrement agréable.

Le professeur leur demanda s’ils avaient dîné, et sur leur réponse négative, un repas fut improvisé en hâte.

Harold, après les deux rudes journées qu’il venait de vivre, se sentait très à l’aise au milieu de cette atmosphère quasi familiale.

— Nous sommes heureux de votre venue, lui dit Olga. Nous commencions à nous morfondre ici dans l’inactivité. Les laboratoires où je travaillais avec mon père à Moscou ont été détruits par les météorites, et je ne sais quand je pourrai reprendre mes occupations. Je vais au reste me morfondre bien davantage, car mon père part dans deux jours à Golgoringrad où on a estimé que sa compétence pourrait être utile.

— Nous allons vous trouver du travail sur nos propres chantiers, fit Brodine. Je vais m’en occuper dès demain.

— À quoi travaillez-vous exactement, demanda Olga ?

Brodine lui répondit en lui donnant la même explication que celle qui avait été fournie à l’ingénieur. Car il savait que le professeur et sa fille n’étaient pas dans le secret. Visiblement, ils avaient accueilli tous deux la version officielle des météorites sans songer un seul instant à la mettre en doute.

— Mais c’est tout à fait dans mes cordes ! fit Olga. Vous savez que je suis une spécialiste des radiations.

— C’est bien pourquoi, fit Harold, nous désirons vous voir travailler avec nous. Nous allons faire des expériences très intéressantes.

La veillée se prolongea assez tard, et ils firent plus ample connaissance. Harold trouvait ces Russes très sympathiques, et il regardait souvent Olga.

Lorsqu’ils se séparèrent, le professeur leur dit :

— Comme je m’en vais dans deux jours, ma chambre va devenir vacante. Si vous voulez en profiter… Vous y serez mieux que dans vos baraquements.

Ils acceptèrent cette offre avec reconnaissance. Ils avaient d’ailleurs décidé entre eux de se relayer pour dormir, afin qu’au moins l’un d’eux fût constamment présent sur les chantiers.

*

* *

Le lendemain soir, Brodine ayant fait par téléphone les démarches nécessaires, Olga Kerounine reçut de Golgoringrad un ordre de mission l’affectant provisoirement aux chantiers voisins. Elle en fut enchantée, car elle détestait rester sans rien faire. Et dès le lendemain matin, après avoir fait ses adieux à son père qui partait en avion pour la ville souterraine du Caucase, elle se mit à la besogne.

Harold et Brodine comprirent aussitôt que son aide leur serait très précieuse, car ses connaissances étaient beaucoup plus étendues qu’ils ne l’avaient imaginé. Presque d’instinct, après avoir examiné de quoi il s’agissait, elle sut dire elle-même à quelles tâches elle serait le plus utile, et elle se tira à merveille de ces tâches. Elle mettait en outre, sur les chantiers, une note féminine qui contribuait à stimuler le zèle des travailleurs, car elle savait avoir un mot gentil pour chacun.

Chaque soir, pendant la brève détente du dîner, ils se retrouvaient tous trois dans la maison du village, et ils avaient des conversations animées, comme de bons camarades.

Un soir, à l’issue d’une journée au cours de laquelle ils s’étaient particulièrement dépensés, car ils avaient eu à surmonter de rudes difficultés, Harold se laissa aller à lâcher ces mots :

— Ah ! ces satanés radis verdâtres nous donnent bien du souci.

À Toptown, ceux qui étaient dans le secret qualifiaient souvent les Martiens de « radis verdâtres ».

— Chut ! fit Brodine.

Olga les regarda tous deux, mais ne dit rien. Elle était trop subtile et trop compétente pour ne pas avoir très vite compris que l’explication qui lui avait été donnée quant à l’utilisation de ces installations, n’était pas la bonne.

Il y eut un moment de silence gêné. Puis elle se risqua à dire :

— J’ai cru comprendre depuis plusieurs jours que quelque chose m’était caché. Je suppose qu’il y a à cela une nécessité. Croyez bien que je ne ferai rien pour essayer de percer les secrets de votre travail. Et si j’y parvenais malgré moi, ils deviendraient aussi des secrets pour moi.

Sur les chantiers, le travail avançait à pas de géant. Harold travaillait comme un forcené. Mais il avait parfois des moments de rêverie contre lesquels il luttait vainement. Une image se formait alors dans son esprit. Et c’était celle du beau visage d’Olga. À vivre à son contact, il s’était pris insidieusement à l’aimer. Il n’osait pas se l’avouer encore, mais il sentait bien que ce sentiment était de plus en plus fort en lui. Et déjà il était partagé entre deux désirs : celui d’en terminer au plus vite avec leur installation dont dépendrait dans une large mesure le salut de l’espèce humaine, et celui de s’attarder auprès de la charmante jeune tille dont il commençait à se dire qu’elle serait pour lui une compagne idéale. Mais tout en cédant insensiblement à cet amour, il faisait en sorte de ne pas perdre un seul instant.

Olga, de son côté, n’était pas insensible aux charmes de ce grand garçon aux apparences un peu nonchalantes, mais dont on découvrait vite qu’il était plein d’énergie et de résolution. Elle se laissait aller elle aussi à rêver. Mais elle non plus, elle ne perdait pas son temps, car Harold et Brodine lui répétaient vingt fois par jour que le travail qu’ils accomplissaient était d’une importance capitale. Toutefois, à la façon dont elle regardait le jeune homme, celui-ci – mais les amoureux sont toujours aveugles – ne pouvait pas ne pas comprendre qu’il avait éveillé en elle un sentiment très tendre.

Avec les premiers jours de février, les travaux touchaient à leur fin, malgré les fréquentes bourrasques de neige qui avaient gêné les ouvriers. Ce matin-là, Harold entra dans le baraquement qui leur servait de bureau, et où ronflait un gros poêle. Il quitta la fourrure qui l’avait protégé du froid et s’approcha d’Olga qui, assise devant une table, mettait au point un petit instrument particulièrement délicat. Ils n’étaient que tous deux.

Harold toussa pour s’éclaircir la voix.

— Nous allons bientôt avoir fini, fit-il, et je repartirai aussitôt après, avec Brodine.

Olga poussa un profond soupir.

— Il est dans notre intention, à Brodine et à moi-même, reprit Harold, de demander qu’on vous confie la direction de ces installations après notre départ. Nous avons pu juger que vous étiez parfaitement qualifiée pour remplir cette tâche.

Olga pâlit.

— Je vous remercie, fit-elle. Je n’espérais pas tant. Rester dans un pareil trou, toute seule, ne sera pas drôle. Mais s’il le faut…

— Il le faut, Olga. Il ne s’agira d’ailleurs que d’une mission provisoire, rassurez-vous ; mais d’une mission d’une importance extrême, beaucoup plus considérable que vous ne pouvez l’imaginer.

— Vous me faites peur, Harold. Ce sera pour moi une bien grosse responsabilité, si on me désigne.

— On vous désignera. Nous en faisons notre affaire… Alors voilà.

Harold se tut. Il se dandinait. Il avalait sa salive. Olga le regardait avec des yeux remplis de tristesse.

— J’ai encore autre chose à vous dire, reprit Harold d’une voix qui balbutiait un peu. Je voudrais… Comme je vais bientôt m’en aller, je voudrais vous dire… Il s’agit d’une chose toute personnelle…

Il se tut de nouveau. Elle vit qu’il était tout rouge. Elle rougit elle aussi et sentit son cœur battre très fort. Il lui prit les mains et balbutia :

— Je voudrais vous dire que je vous aime, Olga, et vous demander si vous voulez bien être ma femme…

Elle lui serra les mains et l’attira vers elle.

— C’est mon vœu le plus cher, Harold. Je vous attendrai le temps qu’il faudra, car mon cœur est à vous.

*

* *

Les dernières journées d’Harold sur les chantiers et à Lermiew furent remplies de bonheur et de tristesse. Chaque minute qui s’envolait le rapprochait du moment où il lui faudrait se séparer d’Olga.

Le 14 février, huit jours avant la date prévue, tout fut terminé. Le matin même, des spécialistes étaient arrivés de Golgoringrad et avaient installé un poste de liaison radiophonique direct avec la « Lune Rouge ». Brodine entra aussitôt en contact avec le chef de cette dernière, le professeur Orlanoff. Un bref dialogue s’échangea entre les deux hommes :

— Ici poste K2 dit Brodine. Nous sommes prêts.

— Ici Orlanoff, de S.R.1. Nous sommes prêts. Allez-y.

Brodine fit un signe à Harold.

— Ils sont prêts. Nous pouvons y aller. À vous l’honneur.

Accompagnés d’Olga, ils se dirigèrent, à travers un des bâtiments qui venaient d’être construits, vers une petite cabine métallique devant laquelle se tenait un factionnaire. Harold en ouvrit la porte avec une petite clef. Il manœuvra lentement toute une série de disjoncteurs. Il était aussi ému en accomplissant ce geste qu’il l’avait été en faisant sa déclaration d’amour à Olga, mais il n’en laissa rien voir.

Olga sétait précipitée vers une cabine voisine où se trouvaient des instruments de contrôle. Elle en ressortit en s’écriant :

— Ça marche parfaitement !

Brodine courut se remettre en communication avec le professeur Orlanoff.

— C’est fait, dit-il.

— Tout va bien, dit l’autre. L’écran fonctionne.

*

* *

Harold et Brodine s’octroyèrent, avant de partir, une journée de repos qu’ils avaient bien gagnée. La veille au soir était arrivé de Golgoringrad l’ordre de mission confiant à Olga Kerounine la direction du poste. Une note confidentielle invitait Harold et Brodine à la mettre dans le secret. Elle fut atterrée en apprenant les causes véritables de la destruction de Moscou et les raisons pour lesquelles ces installations venaient d’être construites. Mais elle montra un grand courage. Comme sa sœur, c’était une fille pleine d’énergie.

Brodine eut la discrétion de laisser son compagnon seul avec sa fiancée la plupart du temps. Puis le moment de la séparation arriva. Le matin du 15 février, la voiture qui devait emmener les deux jeunes savants au camp d’aviation était déjà prête : ils se préparaient, après un dernier coup d’œil sur les installations, à y monter. Harold avait donné un dernier baiser à Olga, qui ne pouvait retenir ses larmes. C’est à ce moment précis qu’un factionnaire courut vers eux et leur cria :

— On vous demande de S.R.1.

Harold pensa que la « Lune Rouge » allait leur signaler quelque incident technique – et il se réjouit presque à la pensée qu’il serait peut-être obligé de rester un jour ou deux de plus.

Brodine se précipita vers l’appareil et mit le casque d’écoute.

— Ici Brodine, de K2, dit-il.

Et il écouta. Harold le vit pâlir. Sans quitter son casque, Brodine se tourna vers son compagnon et lui dit :

— Orlanoff me signale la présence de deux soucoupes dans le voisinage de la « Lune Rouge ». Il me demande de ne pas quitter l’écoute…